Entretien avec Monchoachi « Nous sommes devenus trop lisses »

Monchoachi


Lakouzémi, un appel aux divinités pour retrouver le sens de la parole ?

L’époque dans laquelle nous sommes entrés se caractérise par une chose et une seule : l’assujettissement de tous aux technologies. Cet assujettissement va grandissant, il tend à se « globaliser » : d’une part, à s’étendre à toute la surface de la terre ; mais aussi à englober chaque jour plus, tous les aspects de l’existence des individus. Cela, chacun peut le constater aisément. Ce dont nous tardons à prendre conscience, en revanche, c’est la totale impuissance à laquelle nous conduit cet assujettissement. En amenant la société à n’être plus qu’un marché, il réduit l’existence des individus et leur plus haut désir à une unique chose : consommer. Il n’y a plus ni classe, ni lutte de classe, les gens ne se distinguent plus que par leur plus ou moins grande capacité à consommer. Le résultat est qu’il n’y a plus d’horizon historique, ce que nous, Martiniquais, placés sous tutelle française, pouvons particulièrement, et pour certains dont je suis, cruellement éprouver. La société n’est plus rythmée que par la seule marche et évolution des technologies. Elle n’est plus régie que par des technocrates, ce que la domination outrageuse des sciences et des mathématiques dans l’enseignement montre à l’évidence : nous sommes passés du monde moderne au monde numérique.


L’autre résultat, c’est que s’appuyant sur le « triomphe » de son modèle, l’Occident a entrepris, à grande échelle, une recolonisation du monde, ce dont chacun peut aisément ce rendre compte. Lorsqu’on entreprend, comme je tente de le faire, de saisir les tenants et aboutissants d’un tel phénomène d’assujettissement, on est conduit à en percevoir l’origine fort lointaine, dans l’invention du monothéisme, qui constitue le véritable point de départ du désenchantement du monde. C’est la raison pour laquelle, cette entreprise de pensée se situe, très symboliquement, sous l’égide des zémi, qui étaient les divinités des Caraïbes qui peuplaient le monde et l’enchantaient, puisque ces derniers croyaient que « jusqu’aux petites feuilles d’arbres ont leur zémi en particulier qui les fait croître »



Le discours intellectuel s’estompe de plus en plus dans une parole partisane. Pensez vous qu’il y ait à craindre un certain dogmatisme intellectuel ?

« L’ intellectuel » est une figure de l’Occident, qui a d’ailleurs tendance à s’estomper pour une raison fort claire : c’est que, dans le monde numérique, il n’y a rien à penser, il y a à fonctionner. C’est la raison pour laquelle, à l’intellectuel, se substituent les spécialistes en tous genres et les propagandistes. La « parole partisane » et « dogmatique » est celle que propagent ceux qui sont fascinés par l’ordre mondial de l’Occident. Mais quant au phénomène que vous évoquez pour la Martinique, il s’agit de tout autre chose : dans un monde placé sous l’omnipotence de l’image, l’individu se trouvant dans une société ou un pays qui n’a pas d’image propre a toujours tendance à vouloir surexister en tant que Moi-Je. Ajouter à ce phénomène que, dans un pays colonisé, le colonisé se meut toujours sous le regard du Maître, et se meut à seule fin d’accrocher le regard du Maître. D’où, il découle ce phénomène que la langue créole a bien caractérisé sous le nom de « jalousie ». La « jalousie » en quelque sorte règne en maître, et fait d’ailleurs les délices du Maître, puisqu’elle lui permet de perpétuer son règne. Ajouter encore, qu’elle s’exerce généralement pour des sujets « merveilleusement vains ».

Mais la réprobation de ce phénomène ou de cette attitude, ne doit pas conduire à reléguer tout débat et toute critique, même vigoureux, qui nous font au contraire, depuis quelques belles lunes, cruellement défaut. Par exemple, il semblerait que toute attitude qui ne s’apparenterait pas à de la pure révérence devant Aimé Césaire soit jugée « incorrecte » alors même que nous nous devons une appréciation de ses écrits et de sa si longue et si décisive activité politique.

Par exemple, il semblerait qu’il ne soit pas « correct » de ne pas reprendre en cœur, « tout-monde », « tout-monde » derrière Edouard Glissant, ce qui est fâcheux avant tout pour lui-même ; ou de ne pas renchérir sur cette idée, que pour ma part je trouve plutôt scabreuse, d’une existence rhizomique ou hydroponique.



Peut-on aller jusqu’à stigmatiser une ou des pensées serviles ?

L’ensemble des essais réunis dans « Eloge de la servilité » laisse apparaître un double niveau de servilité qui en réalité communique d’une part, un niveau constitué par nous, Martiniquais, ce qui nous a établis, conformés tout au long de notre courte histoire. Or cette figure du Martiniquais, si nous acceptons de la regarder en face, si nous acceptons de la mettre à nu, plutôt qu’inconsidérément la farder et la sublimer ainsi qu’opèrent les théories du métissage comme archétype, est une figure, à tout le moins paradoxale : nous voilà en présence d’une émanation curieuse, d’un sujet qui accepte et même désire la domination du Maître et qui en quelque sorte en retour, voudrait du respect. Car c’est bien cette ambivalence qui nous constitue : désirer être dominé et revendiquer le respect. Dans une ironie involontaire d’ailleurs, le terme « domien », s’il nous prend malice d’y entendre l’écho du mot latin domus, la maison, dit bien cette situation de Nègre-Maison, drapé dans sa dignité, ayant appris les bonnes manières, et regardant de haut, le Nègre-bois, le Haïtien ou le Saint-Lucien.

D’autre part, il y a le niveau de servilité constitué plus généralement par notre appartenance, pleine et entière à ce monde numérique et notre engouement à circuler et à consommer dans le marché qu’il a institué, ce qui renforce en la redoublant, notre servilité, et en fait quelque chose d’assez désespérant.
Mais pour répondre directement à votre question, il n’y a pas de « pensée » qui soit servile. La pensée, dans son déploiement, pour reprendre l’expression de Claude Levi-Strauss, est « pensée sauvage ». La pensée n’a pas d’histoire par où elle pourrait progresser ou régresser. Elle consiste, en une seule chose : « être familier de la pensée qui gouverne le tout par le moyen du tout ». Elle est donc commune à tous et à la portée de tous.



L’éloge de la servilité c’est paradoxalement l’éloge de la parole libre ?

A condition de ne pas entendre libre à la façon de l’Occident, qui a conçu la liberté, avant tout comme la liberté de dévaster la terre et a persuadé l’homme, en l’attelant à cet ouvrage, qu’il s’accomplissait ainsi et y gagnait sa liberté. Une parole libre est d’abord une parole qui répond à l’écoute du monde comme chant. Un proverbe créole ne dit-il pas « prèmyé mo sé manman zorèy » (la parole est la mère de l’écoute) ? Mais une parole libre est aussi une parole qui se déprend des discours anesthésiants et normatifs dont ont nous abreuve à longueur de jour. Une parole libre est une parole qui combat l’impuissance délétère environnante, les « on ne peut pas faire autrement », une parole qui s’efforce de reconsidérer et de nous reconsidérer, de regarder notre corps, nos gestes et nos pratiques, de cesser de faire « comme », de n’être qu’un « comme », ce petit mot insignifiant qui semble tellement nous envoûter, nous tenir sous son emprise. Enfin, une parole libre est une parole qui tente de regagner en sauvagerie pour vibrer : nous sommes devenus tellement lisses ! Le monde numérique, le monde de la servilité, a pour propension de tout lisser. Tout poli, tout lustré, tout glacé…



Vous aimez à dire que la parole a perdu sa sauvagerie. Est-ce à dire que nous l’avons civilisée ?

C’est nous qui avons été, en tous cas apparemment, civilisés. Pour ce qui est de la parole créole, les choses se présentent de façon plus complexe. Ayant été civilisés, nous l’avons quelque peu délaissée : nous ne l’entendons plus, à proprement parler, elle ne nous parle plus. Et pourtant, nous la parlons. Est-ce à dire, qu’elle nous est devenue « étrangère » ? Or, à bien considérer, le regard que notre société porte sur la langue créole est largement décomplexé : On ne la dénigre plus, en apparence ou ouvertement tout du moins, on ne l’interdit plus, on l’écrit, on l’enseigne, elle est devenue visible. Cependant, elle ne nous parle plus, et en conséquence, nous ne portons plus sa parole. Porter la parole, c’est être un messager, voilà : nous ne sommes plus les messagers de notre parole. Que s’est-il donc passé ? Il s’est passé que ceux qui ont œuvré à la promotion du créole ont confondu langue créole et parole créole. Nous avons été victimes de l’illusion que langue créole égale parole créole. Or il n’en est rien. Nous avons donc voulu que cette langue soit prise en considération comme toute langue, qu’elle soit à pied d’égalité avec d’autres langues et utilisée comme toute langue comme outil de communication. Seulement voilà, une langue n’est pas qu’un outil de communication. Une langue véhicule, avant tout, une vision du monde. Or, à mesure que notre société s’éloignait de cette vision qui avait vu à la fois naître la langue et la parole créole, notre effort en faveur de la langue créole était voué à ne restituer qu’un outil. D’où l’extrême importance pour nous aujourd’hui de renouer avec l’écoute de la parole créole qui est en effet une parole sauvage qui peut irriguer nos pratiques, aider à les renouveler, en même temps que notre vision du monde.



Pour vous le créole est une langue qui se crie. A quoi sert de le crier s’il n’y a point d’écho ?

Attention : ce que j’appelle la « criation » et l’ « atelier de criation créole », c’est la mise en œuvre, instinctive, spontanée, des « règles » qui président à la formation du mot créole et donc, à la formation de son vocabulaire. Or, cet aspect d’une langue constitue sa partie charnelle, sensuelle, sensible (à tous les sens). Si cette criation créole a longtemps été foisonnante, on peut constater qu’elle est aujourd’hui sérieusement en panne. Autrement dit, la syntaxe de la langue, qui en constitue en quelque sorte le squelette, demeure ; mais il n’y a plus, ou peu de cette inventivité langagière, qui fait la succulence du créole. De sorte que les mots, français notamment, s’y installent intacts sans payer ni taxe, ni droit de douane. Dans cette situation, la langue se défigure, elle s’élime, si bien qu’en entendant de nos jours certaines personnes parler créole, on se prend à se demander : men kalté lang sa misyé ka palé la-a ? Il est bien évident que dans un tel contexte, où la langue s’abîme, sa parole, elle, est plus qu’assourdie, pour ne pas dire totalement inaudible. Il est évident également que, remédier à cette situation ne peut se faire de manière artificielle ou par des injonctions. Redonner un écho à la langue pour qu’elle s’entende elle-même et se réponde, devient une affaire éminemment politique. J’entends par là, qu’elle appelle l’existence d’un pouvoir politique martiniquais, lui-même soucieux de redonner écho à la langue et à la parole martiniquaise.



Pour vous, la seule révolte encore possible pour ne pas dire la seule révolution serait celle de la nature. Seules les catastrophes (on vient d’en échapper à une grosse) peuvent arrêter l’ordre du monde. Ce n’est pas très encourageant ?

La question n’est pas tant d’être optimiste ou pessimiste. Il faut d’abord être lucide, comprendre les évolutions en cours, débrouiller leur genèse, bien appréhender, bien identifier ce qui les active, afin d’être en mesure d’évaluer les chances d’échapper aux calamités qui s’annoncent à l’aune des politiques qu’on entend mettre en œuvre à l’échelle de la planète. En premier : on entend partout dire : « nous sommes tous concernés par le sort de la planète ». Certes. Mais c’est aller un peu vite. Il faut d’abord dire : la civilisation occidentale est totalement responsable de la dévastation de la planète. Ceci, non pas pour chercher des coupables à punir. Mais pour mettre à jour les ressorts de cette civilisation et les interroger sérieusement, en vue d’une réelle remise en cause. Or, non seulement on évite avec soin de le faire, mais on poursuit de plus belle l’extension et la croissance de ce modèle de civilisation, on la célèbre et on la glorifie sur tous les tons. Par conséquent, j’en conclus que toutes les mesures que les mêmes pourraient prendre en vue d’échapper aux calamités dites « naturelles », ne peuvent se ramener qu’à un catalogue d’actions à la marge : lanmori pa ka tounen viann. Au-delà, et c’est à mes yeux le plus important : dans le monde numérique dans lequel nous sommes entrés, l’homme n’a plus la maîtrise de quoi que ce soit. Il n’est plus en mesure de stopper les évolutions en cours, voire les inverser. L’homme n’a plus la main. Ce sont désormais les technologies et leurs évolutions, dans une logique qui leur appartient en propre, qui rythment le temps et donnent le ton. Nous tardons à prendre toute la mesure d’une telle révolution, parce que l’homme a occupé durant les quelques siècles qu’ont duré les temps modernes, le devant de la scène. Mais la scène est désormais vide, et l’homme devant tous ses écrans est devenu un simple spectateur. Il regarde défiler le monde. Il avait voulu en faire une image pour le maîtriser et se l’approprier. Il a à présent, toutes les images du monde, devant ses yeux fascinés, mais il n’est, lui, plus rien qu’un spectateur. Le monde numérique n’a besoin de l’homme que comme simple accessoire.


Sur le terrain, Lakouzémi se construit autour d’actes de création. En réalité, vous voulez nous réapprendre à vivre et échanger dans une proximité avec nous-mêmes….

Lakouzémi, c’est en effet, un lieu conçu à la fois pour nous reconstituer et pour interroger. Une démarche pour précisément sortir devant nos écrans, sortir des discours constitués, du « prêt à penser ». Donc, en tout premier lieu, apprendre à écouter notre parole car c’est elle qui doit nous mener là où nous allons. Ce lieu doit s’élaborer à partir de pratiques qui se questionnent, des pratiques de vie tout simplement, et que l’échange, le Bokantaj , doit aider à questionner. Ce lieu se déploie en plusieurs volets : une publication annuelle autour d’un ensemble d’écrits cohérents, qui appellent des contributions diverses, des lectures diverses, des prolongements. La première publication Lakouzémi, porte le titre d’Eloge de la servilité, avec un ensemble d’essais que j’ai proposés. Et des journées rencontres, dans un lieu symbolique, un Pitt, et à des dates symboliques. Lakou c’est le lieu de l’échange, c’est le lieu d’où la parole se déploie depuis la différence et la tient rassemblée et accordée. Zémi, c’est l’esprit, l’exigence à la fois d’une hauteur et d’une profondeur, d’une densité. Lakouzémi, c’est donc une pensée en quête en tout de l’esprit des lieux. Mais il est évident que ce projet, une fois mis en route, ne peut s’épanouir et cheminer que s’il trouve un écho, d’abord ici même dans notre pays, s’il réveille une attente, s’il rencontre un répondeur. Alors, nous saurons s’il peut aller, et jusqu’où…